L'alcool et moi ?
Stéphane, membre d'un groupe Alcoolique Anonymes depuis 5 ans, se dit alcoolique abstinent à vie. Il a "touché le fond" et a fait de la sobriété la source de sa rémission. Il explique que s'il touche un verre, "la machine se remettra en route". Pour Eric, la consommation d'alcool dépasse les festivités du week-end et s'invite la semaine. Il refuse de mettre sa vie professionnelle en danger et décide de reprendre le contrôle par la modération. Sophie, enfin, ne sait plus où elle en est avec l'alcool. Elle voudrait bien faire une pause tout en espérant pouvoir reprendre un verre "comme tout le monde".
Stéphane, Eric et Sophie posent la question de l'abstinence et de la modération. Concrètement, comment envisager la consommation d'alcool après en avoir perdu le contrôle ? Cette question n'est pas neuve et agite encore aujourd'hui la communauté scientifique. Pourtant, au cœur de ce débat, il y a une personne en souffrance, désireuse d'aller vers un mieux-être. Experte de sa vie et accompagnée dans sa démarche par des professionnels de la santé, elle définit les étapes d'un changement durable, avec ou sans alcool.
Avec l’intégration de l’alcoolisme dans la sphère médicale, les premiers modèles de prise en charge du « malade alcoolique » se sont focalisés sur le produit. L’alcool étant la cause de la maladie, la voie de la rémission passait inévitablement et durablement par l’élimination du toxique. L’abstinence était de facto la seule voie de la guérison. Tout retour à l’alcool était envisagé comme une réactivation du processus d’aliénation avec pour conséquence la perte de contrôle. Le patient était soit abstinent, soit en rechute. Pendant très longtemps, l’abstinence fut la seule prise en charge proposée à la personne souhaitant changer ses habitudes de consommation. Cette vision de la « maladie alcoolique » a trouvé un écho important dans le mouvement des Alcooliques Anonymes. Chaque membre est invité à se reconnaître malade à vie de l’alcool, et à maintenir l’abstinence, « 24h00 à la fois ».
Pourtant, une grande partie des personnes en souffrance avec l’alcool ne parviennent pas à être abstinentes ou refusent de s’engager dans cet objectif thérapeutique. Cela expliquerait, en partie, qu’un grand nombre de personnes ne font pas appel à une aide professionnelle ou tardent à la solliciter. En Europe, cela représente plus de 90% des personnes souffrant d’un trouble de l’usage d’alcool.
Progressivement, la vision médicale du « malade alcoolique » s’élargit. Il n’est plus seulement question de l’alcool, il est aussi et surtout question d’un individu qui le consomme dans un contexte donné. Il y a donc différents usages qui recouvrent une variété de situations, qui vont de l’expérimentation à la dépendance. Ce n’est pas tant l’alcool qui est au centre des préoccupations que l’usage qu’en fait l’individu, tant en termes de quantité que de fréquence. Le modèle de prise en charge, outre l'aspect biologique et médical, englobe désormais la dimension psycho-sociale. D'un point de vue thérapeutique, cela se traduit par une diversification des approches de prévention et de soins. L’abstinence n’est plus le but ultime, mais plutôt un moyen, parmi d'autres, de parvenir à un mieux-être personnel, familial ou social. Désormais, la question de la modération et de la réduction des risques peut être envisagée comme un choix thérapeutique.
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Dans les années 60, Davies rapporte que dans une étude portant sur le devenir de 93 patients alcoolo-dépendants, 7 d’entre eux ont pu retrouver une consommation d’alcool modérée sur des périodes s'étalant de 7 à 11 ans. Si cela ne concernait qu’un tout petit groupe de personnes, ces observations ont toutefois été à l’origine d’une première remise en question du « dogme » de l’abstinence.
A la fin des années 70, les travaux de deux psychologues américains, Linda et Marc Sobell, exacerbèrent les tensions entre les partisans de l’abstinence et les partisans de la consommation contrôlée. Ces travaux rassemblaient une série d’études contrôlées confirmant le succès d’un traitement comportemental orienté vers le contrôle de la consommation d’alcool. Sévèrement remises en cause par les tenants de l’abstinence, elles furent taxées de frauduleuses. Après une longue bataille judiciaire, de nombreux comités scientifiques indépendants validèrent les résultats des deux chercheurs. La consommation contrôlée était réhabilitée dans sa pertinence. Depuis, de nombreuses autres études sont venues confirmer ces travaux et les recommandations internationales intègrent désormais la modération comme une alternative possible, sous certaines conditions.
Quelques conseils pour maitriser sa consommation
Aujourd'hui, avec le développement de nouvelles molécules permettant de limiter l’envie de boire, de nouvelles perspectives s'ouvrent en termes de stratégies de soins. Pionnier en la matière, le nalméfène est le premier médicament à avoir reçu une autorisation de mise sur le marché (AMM). Une autre molécule, largement médiatisée, est le baclofène. Bien que controversés, les résultats sont suffisamment encourageants pour que la France accepte de lui octroyer une recommandation temporaire d’utilisation (RTU). Bien sûr, ces molécules sont prescrites en traitement de soutien et seront toujours associées à une prise en charge psycho-sociale.
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Les données de la recherche en neurosciences abondent dans le sens d’un bénéfice durable de l’abstinence pour la santé. En effet, les processus addictifs s’accompagnent de modifications structurelles du système nerveux central, qui ne peut plus retrouver son état antérieur, même après une longue période d'abstinence. Ces modifications définitives induiraient une hypersensibilité à l'alcool, qui réenclencherait immédiatement le processus de dépendance en cas de réalcoolisation. Cela pourrait expliquer en partie le phénomène de rechutes à répétition.
L’abstinence serait également un facteur de protection contre la dégénérescence neuronale induite par la consommation d’alcool au long cours. De facto, il y aurait moins de risque de développer à terme des pathologies neurologiques comme les démences alcooliques ou le syndrome de Korsakoff. Mais mieux encore, une abstinence (d’au moins 6 mois) favoriserait la récupération des troubles du fonctionnement cognitif (difficultés de mémoire, ou d’organisation) observés chez les personnes alcoolo-dépendantes.
A ce jour, il est communément admis qu’il existe des profils très variés de personnes en difficulté avec l’alcool. La littérature scientifique récente met en évidence que la dépendance est un phénomène complexe et multifactoriel. Cela signifie que pour expliquer la dépendance d'un individu, il faut tenir compte de sa biologie, de son histoire, de sa personnalité, de son cadre familial, social et culturel, du produit et de la façon de le consommer, etc. Par essence, la dépendance s'exprimera d'une façon pour l'un et d'une façon différente pour l'autre.
Dans cette perspective, la prescription systématique de l’abstinence ne saurait être la seule alternative possible. La possibilité de tester une réduction de ses consommations facilite l'accès aux soins à toute une partie de la population qui ne se sent pas prête à devenir abstinente, ou pour laquelle cette option n’est pas envisageable. Pour certains, la modération peut être un objectif à part entière, d’autant plus qu’elle peut aussi constituer une étape nécessaire dans l’élaboration d’un projet d’abstinence à long terme. Pour d'autres, seule l’abstinence permettra de retrouver un équilibre de vie. Ainsi, ces deux objectifs thérapeutiques ne sont pas à opposer, mais plutôt à considérer de manière évolutive. Ils s'insèrent dans un continuum de prévention, de soins et de réduction des risques.
Les questions de recherche ne portent plus désormais sur la confirmation de la possibilité d’avoir recours à un objectif de modération, mais s’orientent plutôt vers l’identification des facteurs qui la favoriseraient. En effet, si le retour à une consommation contrôlée est désormais un objectif thérapeutique envisageable, les professionnels de la santé s’accordent sur le fait que celle-ci ne s’applique pas dans n’importe quelles conditions :
Exemples de conditions favorables à une consommation contrôlée
Exemples de conditions favorables à l’abstinence
L’élément essentiel d’une stratégie thérapeutique personnalisée réside dans le fait de reconnaitre que le patient est l’acteur de sa santé et qu’il lui appartient de choisir comment la préserver au mieux. En étant replacées au centre de leur propre parcours de soins, les personnes en difficulté avec l’alcool ont une meilleure adhérence à leur traitement. Elles ont tendance à choisir l’objectif qui correspond le mieux à leur situation, en accord avec leurs ressources et capacités du moment.
Se modérer, être abstinent, réduire sa consommation avant d’envisager d’être abstinent ou être abstinent temporairement avant de reprendre une consommation modérée sont autant de possibilités pour les personnes en souffrance avec l'alcool. Aux professionnels de les accompagner dans une démarche progressive, selon le rythme de chacun, tout en mobilisant et renforçant les aptitudes et ressources individuelles. À travers l'estime de soi, la confiance en soi, la participation active dans l’objectif thérapeutique et la liberté de choix, c'est la qualité de vie qui est le cœur du changement.